Le jaune « mystère »

L’histoire incroyable du Jaune indien, pigment dont la nature exacte a alimenté les plus folles spéculations, par sa provenance exotique et son processus de fabrication énigmatique…

le Jaune indien est un pigment de couleur jaune-orangée, qui fut très apprécié par les artistes pour sa lumineuse transparence et sa résistance à la lumière.

Attesté en Inde depuis le 15e siècle et probablement utilisé là-bas pour les miniatures et les fresques depuis l’Antiquité, ce pigment jaune au pouvoir colorant puissant est popularisé en Europe à la fin du 18e siècle. Selon certaines sources il a été d’abord importé par les Anglais de la Compagnie des Indes Orientales, quand d’autres historiens évoquent une apparition plus précoce en Hollande, où il figurerait dès le 17e siècle sur les palettes des Maîtres flamands.

Miniature indienne de l’album Impey Ramayana, vers 1770 source
Jaune indien, Collection historique de colorant de l’université technique de Dresde (Allemagne) source

Une origine qui fait controverse

A partir des années 1820, le Jaune indien est couramment employé en Occident et fortement apprécié, où les rumeurs les plus fantaisistes circulent sur son origine, qui reste alors assez mystérieuse.

Selon les uns, il s’agirait d’un pigment d’origine végétale : sève, graines, baies ou feuilles utilisées par les Indiens comme teinture jaune. Selon les autres, son origine serait animale, à base d’urine, dont le produit garde d’ailleurs l’odeur caractéristique. On évoque alors l’urine de chameau, d’éléphant, de buffle, et même de serpent !

Au début du 19e siècle, alors que la fabrication du Jaune indien a pourtant été documentée par T.N. Mukharji en 1883, l’aura de mystère qui entoure son origine perdure et renforce le caractère mythique de ce pigment au coût d’autant plus élevé. Malgré de nombreuses analyses chimiques au fil des époques, le flou qui entoure sa fabrication alimentera encore des théories fumeuses jusqu’au milieu du 20e siècle ! Il faut dire que sa rareté et son prix font du Jaune indien un candidat idéal pour les imitations de toutes sortes et les substituts frauduleux (il est parfois falsifié avec du jaune de chrome), ce qui ne facilite pas le travail des chercheurs.

La (dure) réalité…

En réalité, l’origine du Jaune indien est végétale passant par l’animal. Il était produit principalement au Bengale, dans le nord-est de l’Inde par une secte de laitiers, à base d’urine de bovins auxquels on faisait ingérer exclusivement des feuilles de manguier.

Boules de jaune indien exposées au musée Winsor & Newton. (Photo Winsor & Newton)

Le manguier libère un colorant jaune organique et cette urine, alors fortement colorée en jaune, était concentrée par ébullition, filtrée puis évaporée. La matière ainsi obtenue était alors façonnée en forme de boules ou de poires de la grosseur d’un poing.

Les animaux soumis à ce régime mouraient cependant rapidement et, en 1866, sous la pression des sociétés indiennes de protection des animaux, le Bengale décréta l’interdiction de cette pratique. Loi qui sera adoptée par tout l’Empire Indien en 1890.

La production de pigment jaune continuera cependant jusqu’au 20e siècle, soit par non respect du règlement, soit par délocalisation de la production hors de l’Inde (Chine, Tibet).

…ou une autre mystification ?

Cette méthode de production semble avoir été longtemps acceptée comme authentique, et a été répétée dans d’innombrables livres et écrits, même par des auteurs respectés. Cependant, on peut douter de sa véracité.

Au début des années 2000, l’écrivaine Victoria Finlay a mené une enquête au Bengale, où elle n’a trouvé aucune preuve de la réalité de la production d’urine bovine, ni même de document officiel attestant de l’interdiction des pratiques de maltraitance de vaches nourries seulement de feuilles de manguier !

Manguier, variété Mangifera foetida source

On peut également se demander pourquoi se donner tout ce mal et affamer de pauvres bovins, alors qu’il existe des façons bien plus simples d’extraire et de précipiter un colorant végétal comme celui qui constitue le principe colorant contenu dans le manguier pour produire les pigments de type « laques ». Si toutefois le Jaune indien provient bien de feuilles de mangues et pas d’une autre source, végétale ou pas…

Dernier rebondissement en date : en 2018, une étude chimique aurait finalement confirmé que le Jaune indien était bien produit à partir d’urine de vache ! Ces enquêtes contradictoires ont pour résultat que le mystère du Jaune indien n’est toujours pas complètement éclairci à ce jour…

Une qualité de transparence et de luminosité inégalée

Bien qu’assez rocambolesque, la vie de ce pigment fut donc assez brève : à peine plus d’un siècle. Malgré sa cherté, il a été considéré comme supérieur à tous les jaunes connus jusqu’alors, surtout grâce à son grand pouvoir colorant et sa transparence qui en faisaient un pigment précieux pour les glacis, tant à l’eau qu’à l’huile. En mélange avec le bleu indigo, il était renommé pour donner de beaux verts composés. En superposition aux bruns, noirs et laques de garance, il ajoutait un éclat doré. Pour ces qualités, il fut donc recherché jusqu’à sa disparition quasi-totale dans les années 1910.

Le Jaune indien a été utilisé par de nombreux artistes de premier plan. Présent notamment sur palette d’huile et d’aquarelle de William Turner, il est visible dans des œuvres telles que L’Ange se tenant dans le soleil (1846). John Singer Sargent a utilisé une combinaison de pigments Jaune indien et Jaune de Mars pour rendre l’éclat lumineux de la lanterne dans son œuvre Carnation, Lily, Lily, Rose (1885-1886). Autre utilisateur célèbre, Vincent Van Gogh a peint une lune Jaune indien dans son chef-d’œuvre de 1889, La Nuit Étoilée.

John Singer Sargent – Carnation, Lily, Lily, Rose, huile sur toile.

Déclin et disparition du Jaune indien au début du 20e siècle

Fortement concurrencé dès la fin du 19e siècle par les couleurs chimiques à l’aniline, le Jaune indien est aujourd’hui introuvable sous sa forme historique. De nos jours, les marchands de couleurs proposent sous le nom de « Jaune indien » divers pigments jaunes, principalement organiques. Des échantillons en forme de poire (ou de mangue !) du pigment Jaune indien original peuvent être trouvés dans les archives de Winsor & Newton et un remplacement synthétique moderne a été développé par cette firme en 1996.


Bibliographie

  • Philip Ball, Histoire vivante des couleurs : 5000 ans de peinture racontée par les pigments, Hazan, 2010
  • Victoria Finlay, Color, A Natural History of the Palette, ‎Random House, 2002
  • Jean Petit, Jacques Roire et henri Valot, Des liants et des couleurs pour servir aux artistes peintres et aux restaurateurs, EREC, 1995
  • François Perego, Dictionnaire des matériaux du peintre, Belin, 2005
  • Anne Varichon, Couleurs, Pigments et teintures dans les mains des peuples, Seuil, 2000

Laisser un commentaire